1793 sur la route de Montigny

« Ayant échappé aux massacres du 10 août [1792], mon grand-père passa à Gurcy les premiers moments de la Révolution. J'ai entendu raconter que, se promenant sur la route de Montigny à Donnemarie, il rencontra un jour un voiturier qui conduisait une charrette pesamment chargée. Tout à coup le cheval s'arrêta court, refusant de gravir la montée qui est assez raide à cet endroit. Le charretier de tempêter, de jurer, de fouetter sa bête à tour de bras ; le tout inutilement.
- Vous-vous y prenez mal, dit mon grand-père au charretier, poussez à la roue tandis que je conduirai votre cheval en zigzag sur la route. La charrette étant arrivée au sommet de la côte, mon grand-père continua sa promenade, escorté du charretier évidemment intrigué de savoir à qui il avait affaire. C'était l'époque où le tutoiement républicain était de rigueur.
- Citoyen, est-ce que tu es de Montigny ?
- Non, je ne suis pas de Montigny.
- Est-ce que tu es de Donnemarie ?
- Non, je ne suis pas de Donnemarie.
- Où demeures-tu donc ?
- Je demeure à Gurcy.
- Mais, à Gurcy, il n'y a pas de bourgeois, il n'y a que cette canaille d'aristocrate, le comte d'Haussonville.
- Eh bien, c'est moi cette canaille d'aristocrate !
- Pas possible ! C'est vous qui êtes monsieur le comte ! Ah les vilains ! ah les gueux ! ah les propres à rien de Montigny et de Donnemarie, ce n'est pas eux qui m'auraient tant seulement donné un coup de main, comme vous avez fait, Ah ! je leur dirai ce que j'en pense, ce soir, à leur comité des sans-culottes ! »
Extrait de Ma jeunesse, mémoires rédigées par Joseph Othenin Bernard de Cléron, Comte d'Haussonville, député de Seine et Marne, élu à l'Académie française en 1869, dont on peut voir la tombe au cimetière de Gurcy. Le texte intégral est disponible sur archive.org : cliquer ici